Audition de M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté

Catégories: Assemblée Nationale, Droits de l'Homme, Interventions en réunion de commission, Prisons

Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 26 mai 2010

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 65 

Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, sur son rapport annuel

La séance est ouverte à dix heures.

Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.

La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, sur son rapport annuel.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir ce matin M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, pour nous présenter son deuxième rapport annuel.

Monsieur le Contrôleur général, vous savez l’intérêt que la commission des lois porte à votre mission, et plus généralement aux questions pénitentiaires, comme en témoigne notamment le travail de notre mission d’information sur l’exécution des décisions de justice pénale.

Au moment de votre prise de fonctions, vous vous étiez fixé comme objectif de procéder à 150 visites par an ; vous l’avez nettement dépassé en 2009, puisque vous avez visité 163 lieux de privation de liberté. De plus, vous indiquez être de plus en plus fréquemment saisi par écrit de cas concrets ; il serait intéressant pour nous de connaître les questions qui font l’objet de ces courriers et la manière dont vous pouvez y répondre. Plus généralement, nous serons heureux de vous entendre présenter le bilan de votre action pour 2009. Je note que, dans votre rapport, vous abordez notamment le thème des activités dans les lieux de privation de liberté ; je souhaiterais que vous nous en disiez quelques mots.

M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Vous savez combien je suis heureux de me présenter à nouveau devant vous : je vous avais dit l’année dernière mon souhait que le Contrôleur soit contrôlé.

Je vais vous présenter successivement ce que nous faisons, ce que nous en déduisons, les effets de notre travail, et enfin nos perspectives.

Tout d’abord, que faisons-nous ?

En premier lieu, nous faisons des visites – et des contre-visites. Nous en avons effectivement réalisé 163 en 2009. Je ne suis pas sûr que nous en ferons autant en 2010 car elles sont de plus en plus longues et approfondies. La semaine dernière, par exemple, je suis resté du lundi au vendredi dans une maison d’arrêt, et j’ai trouvé le temps un peu trop court. Au cours de ces visites, nous avons des contacts de plus en plus nombreux avec des personnes variées, et nous consultons de plus en plus de documents – comptables, sur le personnel, sur les saisines du Parquet… Notre but est d’avoir une vision beaucoup plus précise et rigoureuse de la vie de ces établissements.

Les visites sont effectuées par des groupes de contrôleurs, deux semaines sur trois. En 2009, nous nous sommes rendus dans 49 départements – y compris outre-mer. Nous avons vu jusqu’à présent environ le tiers du parc pénitentiaire, une soixantaine de lieux de garde à vue, des locaux douaniers, environ 25 établissements de soins psychiatriques.

Ces visites sont suivies de rapports, lesquels contiennent des recommandations aux ministres concernés – ministre de la justice, mais aussi ministre de la santé, ministre de l’immigration, ministre de l’intérieur, et parfois ministre de l’éducation nationale ou ministre de l’outre-mer. Les ministres nous répondent, et lorsque cela me paraît nécessaire je rends publiques certaines recommandations – nous en avons publiées près d’une dizaine en 2009.

Par ailleurs, nous recevons et traitons du courrier. En 2009, nous en avons reçu trois fois plus qu’en 2008. Et dans les premiers mois de 2010, par rapport à la même période de l’année précédente, le volume a été multiplié par deux et demi. Nous en sommes à un rythme d’environ 2500 lettres par an.

Ces courriers nous viennent le plus souvent de détenus, de leurs familles ou de leurs avocats, mais également de plus en plus de malades hospitalisés en milieu psychiatrique et de leur entourage. Très peu de courriers concernent les gardes à vue – je n’en déduis rien –, très peu également les douanes et les centres de rétention.

Les courriers portent sur des questions très matérielles, sur l’accès aux soins, sur les transferts, sur les relations avec l’extérieur – je pense par exemple à un courrier que je traitais ce matin sur l’accès d’un malade hospitalisé à son avocat, que le médecin lui refusait pour motifs thérapeutiques – on est loin de toujours appliquer la loi dans ces établissements…

Je crois pouvoir dire, avec beaucoup d’humilité et de modestie, que depuis deux ans l’activité du Contrôleur général a permis d’accumuler sur les lieux de privation de liberté un savoir inédit.

Nous avons été les premiers, avant un journaliste qui en a fait ses choux gras, à indiquer que le nombre des gardes à vue avancé par le ministère n’était pas exact, dans la mesure où il n’incluait pas les gardes à vue consécutives aux infractions routières. Selon les observations que nous avons faites dans les commissariats ou les brigades de gendarmerie que nous avons visitées, aux 580 000 gardes à vue comptabilisées il faut ajouter 25 %, ce qui conduit à un total de 720 000 – et non de 900 000, comme on l’a dit trop vite.

Nous avons aussi été les premiers, je crois, à dire que les nouveaux établissements pénitentiaires allaient générer des difficultés graves, du fait de leur conception. De la déshumanisation qui en est la marque, je crains fort qu’il ne résulte que de l’agressivité et des violences à venir. Le nombre de demandes de transfert des détenus et le nombre de demandes de mutation des personnels sont des indicateurs, que nous avons soigneusement regardés.

Nous avons insisté sur la nécessité de mieux « tracer » les mesures de contrainte et les mesures de contention dans les établissements psychiatriques. Il est un peu étrange, par exemple, que les mesures d’isolement prises dans les centres de rétention ne trouvent leur fondement dans aucune disposition réglementaire ; voilà dix-huit mois que je demande au ministère de l’immigration de faire le nécessaire. De même, en hôpital psychiatrique, il est regrettable que bien souvent, on ne sache pas combien de temps une personne est restée dans une chambre d’isolement ou a fait l’objet de moyens de contention. Il y a là des mesures simples à prendre impérativement.

Nous avons attiré l’attention sur la grande faiblesse du service social dans les établissements pénitentiaires. Les conseillers d’insertion et de probation du SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation) consacrent l’essentiel de leur temps aux aménagements de peine, au détriment du travail social de base – établissement d’une carte d’identité, règlement des affaires familiales… Cette situation provoque une très grande frustration, génératrice de tensions supplémentaires. Il faut donc y remédier.

Nous avons également appelé l’attention sur certaines difficultés d’accès aux soins, en soulignant notamment que le milieu carcéral ne savait pas du tout prendre en charge les affections de longue durée ou invalidantes, alors que le nombre de personnes âgées ne cesse d’augmenter en prison.

Nous avons, par ailleurs, souligné la nécessité de respecter, dans tous ces lieux, le droit au recours hiérarchique. Nous avons publié le 21 octobre dernier un avis relatif à l’exercice de leur droit à la correspondance par les personnes détenues, la bonne organisation du courrier permettant la prise en considération de ces recours – qui aujourd’hui sont tout simplement ignorés, ce qui est évidemment générateur de tensions supplémentaires.

Dans notre rapport 2009, nous avons insisté sur trois thèmes précis.

Le premier est celui des activités offertes dans les lieux de privation de liberté. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 comporte en effet un article 27 selon lequel le détenu ne peut pas refuser l’activité qui lui est proposée. Or nous tirons des visites que nous avons effectuées la conclusion que l’activité est minoritaire, en rétention et en détention, et qu’elle devient en conséquence un régime de faveur. Cette situation résulte pour partie de la conjoncture, l’emploi pénitentiaire ayant très fortement diminué depuis dix-huit mois 
– d’environ un tiers, selon nos calculs –, mais elle a aussi des causes structurelles, en particulier l’incapacité à assurer les mouvements des détenus à l’intérieur d’un établissement.

Le deuxième thème est celui de la vidéosurveillance – qu’il faut bien appeler ainsi, et non « vidéoprotection », car il s’agit bien de surveiller –, de plus en plus présente dans les établissements privatifs de liberté.

Cette vidéosurveillance pose tout d’abord des problèmes ergonomiques. Nous avons vu, dans un centre de rétention, un gendarme affecté à la surveillance simultanée de 100 écrans… Elle pose aussi des problèmes d’efficacité, l’image pouvant être trompeuse : également dans un centre de rétention, nous avons pu voir sur un écran de surveillance une quinzaine de personnes retenues, sagement assises devant un écran de télévision ; mais quelques minutes après, en passant auprès d’elles, nous avons constaté que, loin de regarder attentivement une émission, elles ne faisaient qu’attendre que l’on veuille bien allumer le poste de télévision… Enfin, nous avons dit qu’il ne fallait pas introduire la vidéosurveillance dans des lieux incompatibles avec cette pratique, pour des raisons de confidentialité – or nous avons vu dans des commissariats des caméras de vidéosurveillance installées dans le lieu d’entretien avec les avocats – ou pour des raisons d’intimité – je pense notamment aux cellules ou aux chambres des hôpitaux psychiatriques. Sous ces réserves de taille, nous ne sommes pas hostiles à la vidéosurveillance, à la condition d’en mesurer les limites car elle ne règle pas tout. Ainsi, nous avions précédemment insisté sur l’insécurité des cours de promenade des établissements pénitentiaires ; le fait d’y mettre des caméras est bien loin de résoudre tous les problèmes.

Troisième thème, enfin : la sécurité dans les établissements privatifs de liberté, telle qu’elle est perçue par les personnels.

Nous avons étudié la nature des risques encourus par les personnels, à travers environ 200 rapports d’incidents survenus dans les établissements pénitentiaires. Nous en avons conclu que les dispositions de sécurité dans ces lieux ne sont pas fonction, bien sûr, de la moyenne des dangers encourus, mais de la personne la plus dangereuse présente dans l’établissement. Il en résulte que la plupart des personnes qui sont en prison ne se reconnaissent pas dans les mesures de sécurité qui leur sont appliquées.

J’en viens – troisième point – aux effets produits par notre travail.

Nous avons un dialogue approfondi et constant avec les ministres et les administrations. La direction de l’administration pénitentiaire dit qu’elle exécute 80 % de nos recommandations ; je suis moins optimiste, considérant que le verre est à moitié plein ou à moitié vide.

Beaucoup de choses se font localement, à l’issue de nos visites : les discussions que nous avons avec les responsables d’un établissement les conduisent à procéder des aménagements. Il faut leur rendre hommage pour ces réactions rapides. Certains poussent le zèle jusqu’à opérer des transformations avant notre visite, mais les détenus nous le disent tout de suite… Il s’est même trouvé un chef d’établissement pour apposer des affiches de la Déclaration des droits de l’homme dans tous les couloirs la veille de notre arrivée ! Je lui ai demandé si elles subsisteraient le lendemain de notre départ…

Il y a aussi, ce qui est très heureux, une réorientation des investissements dans ces établissements, sur initiative régionale ou nationale. Certains établissements – je pense aux commissariats de police – font l’objet de très sérieuses réfections : il était temps.

Les effets de nos recommandations peuvent être différés car, bien entendu, tout ne peut pas se faire tout de suite. J’ai observé avec intérêt que Mme la Garde des sceaux était très attentive à la question de la dimension des établissements pénitentiaires, sujet sur lequel nous avons appelé l’attention depuis longtemps. Nous avons envoyé un mémoire à l’agence publique pour l’immobilier de la Justice, responsable de la construction de nouvelles prisons, pour lui faire savoir ce que nous souhaitions en la matière.

Des désaccords demeurent, et c’est bien légitime. Certains concernent des recommandations ponctuelles : par exemple, nous sommes revenus la semaine dernière dans une maison d’arrêt que nous avions visitée en 2008, ce qui nous avait conduits à recommander la construction d’une cellule réservée aux personnes invalides ; dix-huit mois plus tard, cette cellule n’existe toujours pas. Il y a aussi des désaccords de fond, beaucoup plus difficiles à régler. Ainsi, nous avions souhaité dans nos premières recommandations que les personnels chargés de la garde des personnes privées de liberté bénéficient d’une formation ad hoc : elle n’existe toujours pas, ni dans la formation initiale de ces personnels ni dans leur formation continue ; l’essentiel de la formation se fait sur le tas. Autre exemple : l’avis que nous avons publié sur le droit à la correspondance est resté sans effet.

Enfin, mon inquiétude principale porte moins sur nos moyens que sur la protection des personnes qui se confient au Contrôleur général, qu’il s’agisse des personnes privées de liberté ou des personnels. Quand elle a signé le protocole des Nations unies qui a inspiré la création du Contrôleur général, la France a assorti sa signature d’une réserve portant sur l’article 21, lequel prévoit expressément la protection des personnes ; cette réserve vise à pouvoir poursuivre pour dénonciation calomnieuse les personnes qui saisiraient le Contrôleur général de faits qu’elles sauraient inexacts. Je comprends fort bien cette précaution, mais le problème que j’évoque est tout autre : après nos visites, les personnes qui sont venues nous voir sont souvent l’objet d’interrogations pressantes – sur ce qu’elles nous ont dit et les raisons pour lesquelles elles ont éprouvé le besoin de nous le dire. Je sais que dans certains établissements, des détenus ont été déclassés de leur travail ; je sais aussi que certains soignants sont tenus à l’écart par leurs collègues pour nous avoir fait des confidences sur les pratiques médicales. Je sais enfin que le courrier adressé au Contrôleur, nonobstant ce qu’en dit la loi pénitentiaire, est encore trop souvent ouvert. Si cette situation perdure, les personnes privées de liberté et les personnels ne viendront plus nous parler, et l’institution du Contrôleur deviendra inefficace.

Je terminerai en évoquant les perspectives qui s’offrent à nous.

Nous avons à mieux assurer les visites d’établissement et à mieux traiter le courrier, de plus en plus abondant, que nous recevons. C’est pourquoi j’ai demandé au Gouvernement, d’une part, la création dès 2011 de quatre postes de contrôleur supplémentaires, et d’autre part, la création dans les trois ans, c’est-à-dire avant 2013, de trois postes de catégorie B pour traiter le courrier. J’ai naturellement conscience que le contexte ne me sert pas, mais je suis obligé de raisonner en termes de besoins.

Par ailleurs, nous avons travaillé récemment sur des sujets qui vont donner lieu à avis public à court ou moyen terme. Un avis concernera très prochainement les vols dans les établissements pénitentiaires, notamment à l’occasion des transferts de détenus ; c’est un sujet bien connu, sur lequel aucune mesure efficace n’a encore été prise : il est temps d’agir. Nous avons également travaillé – je ne sais pas encore si cela fera l’objet d’un avis public, le sujet étant très marginal même s’il est extrêmement douloureux – sur le transsexualisme dans les établissements pénitentiaires. Le peu de réactions du ministère de la santé à nos suggestions me fait penser qu’une recommandation publique sera peut-être nécessaire. Enfin, nous avons travaillé récemment sur les locaux des douanes : il est vraisemblable aussi que ce sujet mal connu donnera lieu à un avis public.

Plus généralement, mon objectif est de poursuivre les visites, de traiter les courriers, de continuer à travailler sur des sujets qui, bien que très importants, ne nécessitent pas la mobilisation de sommes considérables pour avancer. Je le ferai dans l’état d’esprit qui est le mien depuis l’origine, c’est-à-dire sans interférence avec le travail gouvernemental et parlementaire, en toute modestie et en toute sérénité, avec la volonté de faire entendre une parole indépendante.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Merci pour cette présentation. Nous en arrivons aux questions.

M. Michel Hunault. Permettez-moi tout d’abord, monsieur le Contrôleur général, de rendre hommage à votre action. Vous avez su donner toute sa dimension à cette nouvelle institution. En vous écoutant, il apparaît qu’un fossé existe entre les dispositions que nous avons votées dans la loi pénitentiaire et la façon dont elles sont appliquées dans les lieux de privation de liberté.

Comment votre action prend-elle place dans le cadre européen constitué par le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ? Un espace européen de protection des personnes privées de liberté est-il en train de se constituer ?

…..

M. Jean-Marie Delarue. Monsieur Hunault, la loi fait obligation au Contrôleur général d’avoir des contacts internationaux. Dès 2008, je me suis rendu au Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré des responsables du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT). J’ai également rencontré le Commissaire européen aux droits de l’homme. Depuis, nous nous efforçons, dans le respect de l’indépendance de chacun, de nous concerter et de faire converger nos efforts. Il n’y aurait rien de plus dramatique que de voir deux autorités de contrôle dire des choses différentes après avoir visité le même établissement. Le CPT va venir en France cette année, comme il le fait tous les quatre ans ; nous avons donc décidé que nous nous rencontrerions un peu avant cette visite, ce qui me permettra notamment de dire quelles sont mes éventuelles conclusions sur les lieux que le CPT voudrait visiter.

Cette concertation a un autre avantage : elle me met en rapport avec les institutions homologues des autres pays européens. Le Protocole des Nations unies a été signé par bon nombre de pays d’Europe, y compris à l’Est ; les organismes se mettent en place, et une coordination générale s’organise entre nous au niveau du Conseil de l’Europe.

J’avais également rencontré M. Jacques Barrot, à l’époque vice-président de la Commission européenne, à qui j’avais suggéré, ce qu’il m’a volontiers accordé, de réunir les responsables des organismes chargés, dans les pays membres de l’Union, du contrôle des lieux de privation de liberté. Une première rencontre a eu lieu à Bruxelles le 8 décembre 2009. J’espère que ces échanges entre nous vont se développer, de telle sorte que nous puissions progresser ensemble dans l’efficacité du contrôle. C’est pour moi une exigence absolue.